Pierre Loti dans sa maison.

Pierre Loti dans sa maison.

Dans des archives, j’ai retrouvé un texte de Pierre Loti qui avait été déposé au ministère de la Guerre pour être visé par la censure militaire. Ce texte est resté près de 100 ans inaccessible Pierre Loti a du en faire une copie expurgée puisque son texte a été publié dans un texte plus complet intitulé « La Grande barbarie », publié chez Calman-Lévy, en 1915. Ci-dessous le texte non expurgé.

Me rendant à Houthem (censuré) au Grand Quartier Général belge où j’ai à m’acquitter d’une mission du Président de la République française à Sa majesté le roi Albert, je traverse aujourd’hui Furnes, autre ville inutilement et sauvagement bombardée, où à cette heure, le vent glacé, la neige, la pluie, la grêle font rage dans le ciel noir.

Ici comme à Ypres, les barbares se sont acharnés surtout contre la partie historique, contre le vieil hôtel-de-ville charmant et ses entours ; C’est qu’aussi le roi Albert chassé de son palais, s’y était d’abord installé ; Alors les Allemands, avec cette délicatesse que le monde entier à présent ne leur conteste plus, avaient aussitôt repéré ce point-là pour y lancer leurs « marmites » féroces.

Dans les rues, (où je ralentis beaucoup l’allure de mon auto afin de mieux apprécier au passage « l’œuvre civilisatrice » du Kaiser), presque personne, il va s’en dire ; seulement des groupes de soldats de toutes armes qui, le col relevé, d’autres le capuchon rabattu, se hâtent sous les rafales, courent comme des enfants, avec de bons rires.

Comment se fait-il qu’aucune tristesse, cette fois, ne se dégage de cette ville à moitié détruite ? On dirait que la gaieté de ces soldats, malgré le temps sinistre, se communique aux choses dévastées. Et comme ils semblent tous de belle santé et de belle humeur ! Je n’aperçois plus de ces mines un peu effarées, bagaudes, au commencement de la guerre. La vie tout le temps dehors, jointe à la bonne nourriture, leur a doté les ??, à ces épargnés par la mitraille, mais ce qui surtout les soutient, c’est la confiance entière, la certitude d’avoir déjà pris le dessus et de marcher à la victoire. Il en va de l’invasion boche comme de cet affreux temps qui n’est en somme qu’une dernière giboulée de mars : tout cela va finir !

A un tournant,  pendant une accalmie, un petit groupe de matelots français, surgit, bien imprévu devant moi. Je ne puis me tenir de leur faire signe, comme on ferait à des enfants perdus  que l’on retrouverait tout à coup, dans quelque lointaine brousse, et ils accourent à ma portière, tout content eux aussi de voir un uniforme de notre marine. C’est à croire qu’on les a choisit, tant ils ont de braves et jolies figures, avec de bons yeux vifs. D’autres, qui passaient plus loin et que je n’avais pas appelés, viennent aussi m’entourer, comme si c’était tout naturel mais avec une familiarité si respectueuse : à l’étranger, n’est-ce pas, et en temps de guerre !

Un de nos généraux commandants d’armée sur le front nord, m’en parlait hier, de cette gentille familiarité de bon aloi, qui règne à présent du haut en bas de l’échelle militaire, et qui est nouvelle, qui est une caractéristique de cette guerre profondément nationale, où tout le monde marche la main dans la main. « Au tranchée, me disait-il, si je m’arrête à causer avec un soldat, d’autres m’entourent, pour que je cause aussi avec eux. Et ils sont de plus en plus admirables d’entrain et de fraternité ! Si l’on pouvait nous rendre nos milliers de mort, quel bien les Allemands nous aurait fait, en nous rapprochant ainsi tous, jusqu’à n’avoir qu’un même cœur ! »

Près d’une heure de route entre Furnes et Houthem (censuré). En rase campagne, il fait un temps épouvantable, il n’y a pas à dire. Chemins défoncés, champs inondés ressemblent à des marécages, et parfois des tranchées, des chevaux de frise rappellent que les barbares sont encore tous proches. Eh bien quand même, tout cela, qui devraient être lugubre, n’y parvient plus. Chaque rencontre de soldats, et on en fait à toute minute, suffiraient à vous rasséréner : figures épanouies toujours, qui expriment le courage et la gaité. Même les pauvres sapeurs, dans l’eau jusqu’au genoux, travaillant à réparer des trous d’abris en des barrages, ont des expressions gaies, sous leur capuchon qui ruisselle.

Que de soldats dans les moindres villages, Belges et Français, très fraternellement mêlés ! Par quel prodige de l’Intendance tous ces hommes sont-ils logés et nourris ? Mais les soldats belges ! Qui donc prétendait qu’il n’en restait plus ! J’en vois au contraire des détachements considérables, marchant vers le front, bien en ordre, bien équipés et de belle allure, avec les convois d’une artillerie excellente et très moderne.

On ne dira jamais assez l’héroïsme de ce peuple qui aurait eu raison de ne pas se préparer aux batailles, puisque des traités solennels devaient l’en préserver à tout jamais et qui au contraire vient de subir et d’arrêter le plus formidable attentat de la Grande Barbarie. Désemparé d’abord et presque anéanti, il se reprend, il se regroupe autour de son roi au courage sublime.

Il pleut, il pleut. On est transi de froid. Voici enfin Houthem le grand quartier général belge et dans un instant, je vais le voir, ce roi qui est sans reproche comme sans peur. N’étaient ses troupes et tant d’autres militaires, on imaginerait jamais que ce village perdu puisse être le grand quartier général. Il faut descendre de voiture, car le chemin qui mène à la résidence royale n’est plus qu’un sentier. Parmi les autres autos qui stationnent là, toutes maculées de la boue des campagnes, il en est une élégante, mais sans armoiries d’aucune sorte, seulement deux lettres tracées à la craie sur la portière noire : S.M. (Sa Majesté) censuré et remplacé par Service militaire, et c’est la sienne.

Un coin charmant de vieille Flandre, une antique abbaye, entourée d’aulnes et de tombes. C’est là. Sous la pluie, dans le sentier qui borde le religieux petit cimetière, un aide de camp vient à ma rencontre, aimable et simple comme sans doute ne peut manquer d’être son souverain. En la porte de la résidence royale, pas de garde, aucun cérémonial ; un modeste corridor où j’ai juste le temps de déposer mon manteau bleu horizon et dans l’embrasure d’une porte qui s’ouvre, le roi m’apparaît, debout, grand, svelte, l’air étonnamment jeune, le visage régulier, les yeux francs et mobiles, la main tendue pour le bon accueil.

Au cours de ma vie, d’autres rois ou empereurs ont bien voulu me recevoir ; mais malgré l’apparat, malgré les palais parfois splendides, jamais en cache autant au seuil de cette maisonnette je n’avais éprouvé le respect de la majorité souveraine, si infiniment agrandies ici par le malheur et le sacrifice… Et quand j’exprime ce sentiment au roi Albert, il me répond en souriant : « Oh ! Mon palais à moi… ». Et il achève sa phrase par un geste détaché, désignant le pauvre décor. Bien modeste en effet, la salle où je vient d’entrer, mais, par l’absence de toute vulgarité, gardant de la distinction quand même ; la bibliothèque bondée de livres occupe entièrement l’une des parois ; Au fond il y a un piano ouvert avec un cahier de musique sur le pupitre ; au milieu, une grande table est chargée de cartes, de plans stratégiques ; et la fenêtre, ouverte malgré le froid, donne sur une sorte de vieux petit jardin de curé, presque enclos, effeuillé, triste, qui semble pleurer de la pluie d’hiver.

Après que je me suis acquitté de la facile mission dont m’avait chargé le Président de la République, le roi veut bien me garder longtemps à causer. Mais si je me suis déjà senti hésitant pour écrire le commencement de ces notes, je le suis tellement davantage pour toucher, si discrètement que ce soit à cet entretien ; et alors, combien va sembler pâle ce que j’essaierai de dire ! C’est qu’en effet, je sais qu’il ne cesse de recommandera ceux qui l’entendent : « surtout tâchez que l’on ne parle pas de moi. », et je connais, je comprend si bien l’honneur qu’il professe pour tout ce qui ressemble à une interview. J’étais donc d’abord décidé à me taire ; et cependant, lorsque l’on a quelque chance d’être entendu, comment ne pas vouloir, dans la faible mesure de ce que l’on peut, contribuer à répandre la gloire d’un tel nom !

Ce qui frappe d’abord chez Lui, c’est tout c’est tant de sincère et d’exquise modestie dans l’héroïsme, c’est cette presque inconscience d’avoir été admirable. La vénération que les Français lui ont vouée, sa popularité chez nous, il ne juge pas les mérites autant que les moindres de ses soldats, tué pour notre commune défense. Quand je lui conte que j’ai vu, même au fond de la campagne chez les paysans, l’image du roi et de la reine des Belges à une place d’honneur, avec des petits drapeaux, noir, jaune, rouge, pieusement épinglés autour, il a l’air d’à peine y croire, son sourire et son silence semblent me répondre : c’est pourtant si naturel, ce que j’ai fait, est-ce qu’un roi digne de ce nom aurait pu agir d’une autre manière ?

Maintenant nous causons des Dardanelles où se joue à cette heure une partie grave ; il veut bien me questionner sur les ?? de ces parages que j’ai longtemps fréquentés et qui n’ont cessé de m’être si chers, mais tout d’un coup une plus froide rafale entre par cette fenêtre, toujours ouverte sur le vieux petit jardin triste ; avec quelle gentille sollicitude alors il se lève, comme eut pu faire un simple officier, pour fermer lui-même ces vitres près lesquels je suis assis.

Et puis nous causons de guerre, de fusils, d’artillerie ; sa majesté est au courant de tout, comme un général déjà rompu au métier…

Etrange destinée de ce prince, qui, au début, ne semblait pas désigner pour le trône et qui peut-être eut préféré continuer sa vie un peu retirée de jadis, auprès de la princesse qu’il aimait. Quand ensuite la couronne inattendue fut portée sur son jeune front il pouvait de croire en droit d’espérer une ère de profonde paix, au milieu du plus paisible des peuples et au contraire il aura connu le plus épouvantablement tragique des règnes. Du jour au lendemain, sans une défaillance, sans même une hésitation, dédaigneux des compromis qui, pour un temps du moins auraient pu, au préjudice de la civilisation mondiale préserver ses villes et ses palais, il s’est dressé, devant la ruée du monstre, comme un grand roi guerrier, au milieu d’une armée de héros.

Aujourd’hui, visiblement, il ne doute plus de la victoire, et sa loyauté lui donne confiance entière en la loyauté des alliés, qui certes viendront rendre le vie à sa Belgique ; cependant il tient à ce que ses soldats espèrent de toutes leurs dernières forces, à la délivrance et qu’il restent jusqu’à la fin un danger et à l’honneur. Saluons-le bien bas ! Un moins noble que lui se fut dit peut-être : j’ai largement payé ma dette à la cause universelle ; ce sont mes troupes qui ont élevé le premier rempart contre la barbarie ; mon pays, piétiné le premier par les brutes allemandes, n’est plus qu’un champ de ruines ; cela suffit ! Mais non, il veut que la Belgique ait son nom inscrit à une page encore plus belle, à coté de la Serbie, sur le livre d’or de l’histoire. Et voilà pourquoi j’ai rencontré, en venant, ces précieuses troupes, alertes et fraiches, renouvelées à miracle qui s’en allaient au front continuer la sainte lute. Devant lui, inclinons-nous donc jusqu’à terre !

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La nuit tombe quand l’audience est close et que je retrouve dans le sentier de l’abbaye. Pendant le trajet de retour, à travers ces routes défoncées par la pluie, défoncées pour les charrois militaires, je reste sous le charme de l’accueil. Et je compare ces deux souverains situés pour ainsi dire aux deux pôles de l’humanité, celui d’ici au pôle lumineux , l’autre au pole noir, l’autre là-bas, le bouffi d’hypocrisie et de morgue, monstre parmi les monstres, qui a du sang plein les mains, de la chair déchirée plein les ongles, et qui ose encore s’entourer d’une pompe insolente ; celui d’ici, relégué sans murmure dans une maisonnette de village, sur un dernier lambeau de son royaume martyr, mais vers qui monte, de toute la terre civilisée le concert des sympathies, des enthousiasmes, des glorifications magnifiques, et qu’attendent les plus pures et immortelles couronnes.

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