Charles a été éduqué à la dure, dans les bons principes. Il avait un précepteur, l’abbé Simon. Il lui apprit les rudiments de ce qu’un homme bien né devait savoir. Charles n’a pas eu accès à la littérature et n’avait pas de possibilité de voyager si ce n’est une fois l’an au château de Laclaireau à Ethe où résidaient ses grands-parents maternel. Ethe était situé à l’extrémité sud de la Belgique.

Il est probable que Charles ait été influencé par ses grands-parents maternels quant à ses bonnes manières et son style propre lors de ses séjours à Laclaireau. A 25 ans, Charles qui n’avait pas de métier ni de fortune épousa Berthe d’Huart (1864-1937), fille d’Alfred d’Huart et de Mathilde Malou. Cette dernière, par sa mère, est la petite-fille de Jules Malou. De ce mariage sont issus six enfants Jean (1886-1948), Robert 1891-1983), Pierre (1892-1941), André (1893-1964), Jacques (1895-1968), Marie-Anne dite Myriam (1898-1979). Ses cinq fils se sont engagés dès le mois d’août 1914 au service de la patrie, tandis que Marie-Anne a suivie sa mère dans le soutien aux populations défavorisées. Le couple s’est installé au 32 rue Joseph II à Bruxelles. la belle saison se passait à Postel.Le social et le dévoué

Autant le père était rude, simple, d’allure autoritaire, misanthrope ; autant Charles était sociable, maniéré et d’une suprême élégance dans sa mise et ses manières ; Ce dernier se plaisait dans les salons les plus fermés de la capitale où il évoluait avec grâce, ce qui ne l’empêchait pas, une fois rentré à Postel de retomber sous l’autorité de son père tout en maugréant mais en lui obéissant avec empressement. Son père personnifiait l’autorité dans ce qu’elle a de plus redoutable. Charles dira plus tard à ses enfants : « Jamais je ne vous éduquerai comme cela, j’ai trop souffert. » Son fils Robert témoigne que c’est exactement de cette façon qu’il éduqua ses enfants ! (1)

Maître de Postel, le père comptait parmi les devoirs de sa charge de représenter les habitants de la région au conseil provincial, fonction qu’il exerçait sans plaisir et qu’il transmit à son fils dès l’âge requis.

Pour essayer d’aller encore plus loin dans la compréhension du caractère de Charles, lorsque ce dernier travaillait à titre bénévole pour le journal XXe Siècle, il rencontra l’un des fondateurs Georges Helleputte qui lui fit forte impression. En 1894, Charles de Broqueville interpellait G. Helleputte en y mettant du « cher collègue ». Charles de Broqueville admirait chez Helleputte non seulement les connaissances qui lui manquait mais aussi de vastes projets d’avenir, lesquels visait la rechristianisation de la société par le truchement de bonnes lois et de bonnes institutions. Helleputte aiguillait le parti catholique vers des réformes sociales, la renaissances des gildes, la représentation des intérêts. Admiré par les uns et honni par les autres, Helleputte vivait dans les luttes sans cesse renouvelées. Mais aussi subjugué fût-il, Charles de Broqueville ne le suivait qu’à distance : dans les questions controversées, il prenait soin de ne pas s’affronter avec M. Woeste, adversaire du précédent. Cette façon de ménager les intérêts et les amours-propres est très caractéristiques de sa manière. Pour prendre un autre exemple, en 1909, par exemple, quand le parti catholique se divisa en deux factions hostiles, lors du vote de la loi militaire, il s’abstint, plutôt que de choisir son camp. Il expliquera cette abstention ainsi : « J’avais l’intention d’émettre un vote négatif, car je n’entendais pas aller au-delà du service personnel en temps de guerre. Je me suis décidé à l’abstention, parce que, une forte majorité était assurée au service personnel, quel que soit mon vote, il m’est ainsi devenu possible de manifester, par mon abstention, mon dégoût pour le chantage politique organisé en vue de nous imposer un vote négatif, et de donner à mon vote le caractère de réprobation des attaques personnelles dont mes amis du gouvernement sont l’objet dans quelques milieux. » (2)

De même, bien que soutenant les démocrates-chrétiens, il ne s’affilia pas à leur groupe, préférant le louvoiement à la netteté des attitudes. C’est dire qu’en réalité, et l’avenir le montrera, les caractères de Broqueville et Helleputte, et même leurs tendances politiques s’accordaient mal.

Etre ministre ou ne pas l’être ! (3)

La présence d’un père autoritaire a presque eu raison de son engagement politique. Les années passent et Charles possède une carrière riche en dévouement et en fidélité au parti. Du fait simplement de son âge, de son activité et de ses réalisations, Broqueville était presque certain d’obtenir un jour un portefeuille ministériel. Déjà dans le passé des bruits avait couru plus d’une fois. En 1910, lors de la démission des ministres Delbeke et Descamps, le chef de cabinet Schollaert consulta le puissant Charles Woeste. Celui-ci refusa la nomination de Verhaeghen et Carton de Wiart mais conseilla Broqueville et Berryer. Le 2 août, Schollaert et son beau-frère Helleputte proposèrent formellement à Broqueville de rentrer dans le gouvernement comme ministre des chemins de fer, Berryer prenant alors le ministère de l’Intérieur. Charles tenté, demanda un délais de réflexion pour en parler à sa femme et à son père-geste que l’on crut de pure forme. Le Roi demanda alors qu’il désirait voir les futurs ministres prêter serment dans les trois jours. A cette nouvelle Broqueville s’affola et refusa le portefeuille qu’on lui offrait prétextant qu’il devait prendre le train pour Châtel-Guyon, où il allait faire sa cure annuelle. Ses moyens, disait-il, ne lui permettait pas de perdre la place dans le train de luxe Paris-Clermont ainsi que la chambre retenue à l’hôtel du Parc. Bien qu’interloqué par cette objection inattendue, Helleputte ne fut pas dupe un instant. Un billet partit immédiatement à l’adresse de Mme de Broqueville, restée à Postel.

Suite à un échange de courrier révéla une partie de la volonté. Ce n’est pas son épouse qui était opposée à la nomination de son mari mais bien le père pour une raison insoupçonnée. Stanislas de Broqueville avait obtenu reconnaissance de noblesse en 1857 et concession du titre de baron à sa descendance masculine par ordre de primogéniture ; le fils, bien que noble, aurait normalement dû attendre le décès du père pour prendre légalement le titre ; se fiant à l’usage, il n’en avait rien fait et ses cartes de visite portait : Baron Charles de Broqueville, ce dont personne, même au courant, se formalisait. Malheureusement, croyait le père, il n’en serait plus de même si le fils entrait dans la vie publique. Les quolibets fuseraient. Or disait-il « S’il est des moqueries et des critiques qu’on supporte éventuellement pour soi-même, il est dur de les imposer à ses enfants et sa famille ». Derrière ce motif anodin se cachait un autre plus profond. Le père qui, en réalité, n’avait jamais apprécié le goût de Charles pour la politique, l’appréhendait comme source possible de compromission et de danger moral. Il avait rêvé que son fils le prolongeât, sans plus et s’occupât du domaine de Postel. Madame de Broqueville oscillait entre les deux tendances, donnant raison à son beau-père et ensuite se ravisant et donnant la possibilité du choix à son mari : « Ce qu’il décidera, sera bien ». Au reçu de la réponse, Schollaert et Helleputte ont prévenu le Roi qu’il ajournait la nomination et que les deux ministères seraient géré ad-intérim par les deux hommes, en attendant une issue plus favorable.

La raison profonde des atermoiements de Charles était le père autoritaire qu’il refusait d’affronter. Il était temps de faire prévaloir son droit. Il avait 50 ans ! Il craignait le vieux tyran comme il le faisait à 10 ans. Helleputte suppliait Broqueville d’accepter, au nom de leur amitié. « Lâcher-tout ! Ne vous préoccupez pas de votre famille, faites le geste libérateur ! ». Ce dernier était toujours reporté, retardé, visiblement difficile à effectuer. A l’époque, Seul Helleputte, aux yeux de Broqueville, était capable de contrebalancer la volonté du père ! Helleputte fut donc un libérateur, mais il n’avait pas encore partie gagnée : Charles est toujours à Châtel-Guyon.

Charles est face à son destin et il recule ! S’il n’accepte pas, il reste, à jamais, condamner au rôle de député provincial, voué à l’oubli. Il n’aurait jamais pu appliquer ses formidables capacités à gouverner alors qu’il sentait au plus profond de lui cette ambition, cette possibilité.

Le feu au poudre (4)

C’est le XXe siècle qui mit le feu au poudre en annonçant l’acceptation suivi d’un démenti mensonger. La Gazette de Charleroi suivi par le Courrier de l’Escaut relaient l’information avec des phrases très ironiques. La Flandre libérale relève que l’on est devant un grave problème politique chez les cléricaux. Un journaliste ira même jusqu’à dénicher le beau-père de Charles à Mondorf-les-Bains, lequel confirma que le portefeuille avait bel et bien été offert par Schollaert et Helleputte. Le journal L’Indépendance signale qu’il y a bien une crise ministérielle car les faits donnent un démenti formel aux affirmations des journaux cléricaux disant qu’il s’agit d’un simple remaniement ministériel sans caractère politique.

C’est dans ces circonstances que Broqueville revient de Châtel-Guyon. Il débarque à Bruxelles, toujours irrésolu. Il revit Helleputte, reparla du titre, proposa une solution qui ne fut pas acceptée. Finalement, lors d’un ultime entretien le 29 août, Schollaert força la décision : Broqueville s’inclina. Tout est arrangé au mieux et terminé, télégraphia immédiatement à Helleputte. Les arrêtés furent signés tout de suite par le Roi. Broqueville était ministre !

Témoignage

C’est ainsi que Louis de Lichtervelde qui a été son fidèle secrétaire particulier a pût le définir ainsi le grand homme, qui ne l’aurait jamais été s’il n’avait pas accepté, certes du bout des lèvres, le 29 août 1910 : « Charles de Broqueville avait l’intelligence rapide, la mémoire infaillible, un tact inné dans la vie politique et dans la vie sociale ; il possédait à un rare degré le sens de la manœuvre parlementaire ; il maniait les hommes avec une habileté consommée, sachant parler à chacun sa langue propre à le convaincre ou à le séduire. Son intuition lui faisait pressentir les réactions qu’il rencontrerait. Il avait le goût de l’autorité et le sens de l’état. Sa modération était le fruit de sa sagesse et de son sens aigu du possible. Il conseillait son roi avec une grande indépendance et un dévouement absolu. Il connaissait merveilleusement la psychologie des Belges et il savait y adapter sa politique. D’une grande énergie morale, il faisait face à toutes les responsabilités et ne reculait devant aucune décision pénible. Le charme de son caractère, sa parole volontiers abondante, ses manières caressantes l’ont parfois fait taxer de légèreté. Ceux qui ont pu l’observer de près et ceux qui l’ont servi sont unanimes à reconnaître la fermeté de ses desseins et la préparation minutieuse de ses résolutions. Il a mis au service de la Belgique les dons les plus élevés de l’homme d’ Etat. » (Louis de Lichtervelde)