Le 1er novembre 1914, Lord Kitchener arrive de Londres assez déprimé par les nouvelles des batailles et par le spectacle des blessés et mourants qu’il avait rencontrés dans les hôpitaux en cours de route. Plus tard en évoquant cette journée Foch dira que Kitchener pensait vivre du temps des guerres coloniales où l’on pouvait compter une dizaine de morts et autant de blessés.

Kitchener pensait que sur le front belgo français, les Allemands allaient pouvoir percer là où se trouvaient les troupes anglaises. Foch l’engagea à la résistance et lui demanda de faire envoyer des troupes fraîches en renfort… Kitchener lui avait répondu : « En juillet 1915, vous aurez un million et demi d’hommes mais pas avant. » Joffre ayant émis l’idée que la guerre risquerait de durer plus longtemps, Kitchener le fixa et signala que « dans un an nous serons tout à fait prêts, les autres ne le seront plus du tout ».

Il est certain que Kitchener était un des premiers à prendre conscience de l’ampleur qu’allait prendre cette guerre. Il eut la sagesse et la force d’y préparer son pays et rendit d’immenses services à la cause des alliés. Son immense popularité dans tout l’empire britannique en faisait l’un des personnages le plus considérable du camp allié, et l’un des plus invulnérable.

En février 1915, Kitchener arriva brusquement chez le ministre de la Guerre belge pour lui faire une communication de la plus haute gravité. Effrayé des pertes subies par l’armée britannique, n’approuvant pas le système français d’enterrer les hommes dans les tranchées, Kitchener venait de refuser au général Joffre de faire venir de nouvelles troupes d’Angleterre. Lord Kitchener offrait à M. de Broqueville le spectacle d’une énergie déchaînée. « Je vais retirer toutes nos troupes ; nous ne voulons pas les faire massacrer ; nous continuerons à garder la mer, mais nous n’aurons plus un seul homme à terre. » Le tête-à-tête ne manquait pas de tragique. M. de Broqueville écoutait silencieusement le ministre de la Guerre de l’Empire britannique. Diplomate de grande école, animé d’un grand esprit de résolution, souple et habile, avec une volonté calme et tenace, cachée par une courtoisie infinie, le Premier ministre belge, avait avec lui aussi le sens de l’action très développé, enfin sa popularité et son influence chez les alliés égalaient au moins celles de Kitchener.

Or Kitchener était bien capable de réaliser son idée et M. de Broqueville en envisageait les dramatiques conséquences pour la Belgique et la France. Le danger était d’autant plus grand que Lord Kitchener venait d’écrire au maréchal French : « Je crois qu’il nous faut maintenant reconnaître que l’armée française ne peut pas pratiquer dans les lignes allemandes une brèche suffisante pour apporter un changement complet de situation, et provoquer la retraite des forces allemandes. S’il en est ainsi, on peut considérer les lignes allemandes en France comme une forteresse qui ne peut pas non plus être complètement investi et devant laquelle il faudrait par conséquent maintenir une armée assiégeante tout en procédant à des opérations autre part. »

Tout d’abord, pour gagner du temps, le ministre belge réussit à décider Kitchener à modifier sa décision, si le principe d’une grande et vigoureuse offensive générale est adopté. « … il faut la faire de nuit, disait Lord Kitchener, à une date et à une heure ignorées des chefs de corps jusqu’au moment de la préparation immédiate du combat. Il faut aussi constituer des forces vigoureuses en réserve pour poursuivre l’ennemi avec la dernière énergie aux endroits les meilleurs où l’on aura percé… »

« Bien, lui dit M. de Broqueville, ravi de cette première concession. Je vais immédiatement voir le roi, me rendre au G.Q.G. français pour soumettre votre plan au général Joffre. » Et ce 23 février, après avoir vu Joffre à Chantilly, il écrivit de Paris à Kitchener cette lettre curieuse de souplesse : « … À la suite de notre conversation, je me suis rendu au G.Q.G. français et j’y ai développé le point de vue dont vous avez bien voulu m’entretenir… » Le ministre belge fit ensuite un résumé fidèle des sentiments qu’il avait trouvés chez le généralissime Joffre et chez son dévoué collaborateur Foch : « …La volonté de l’offensive la plus puissante est égale à la vôtre et l’on s’y prépare intensivement (souligné dans le texte). Le généralissime pense avec vous que ce n’est plus l’heure d’accumuler un plus grand nombre d’homme dans les tranchées… ».

Géry de Broqueville

 
Lettre de Foch

Lettre de Foch

Après cette satisfaction accordée aux idées de Kitchener, M. de Broqueville ajoutait : « Les forces qu’il appelle à lui (Joffre) sont précisément destinées à réaliser le but que vous m’avez indiqué… Après ce que j’ai entendu, je peux vous affirmer avec certitude qu’en envoyant toutes les troupes qui peuvent êtres envoyés, vous assurerez la réalisation même du but que vous m’avez si clairement défini… Je pense donc qu’il y a grande opportunité à se hâter le plus possible afin que les jeunes troupes aient en quelques jours le contact avec l’atmosphère des batailles. A en juger par ce qu’on dit au Q.G., le généralissime raisonne ainsi : le maréchal Kitchener a réalisé le plus formidable prodige d’organisation militaire que l’histoire des armées ait enregistré et n’enregistrera jamais : les armées sorties de terre grâce ,à son génie sont superbes ; en demandant leur envoi le plus prompt pour donner rapidement à ces belles troupes le sang-froid du feu, nous assurons sa pleine efficacité à l’oeuvre gigantesque du Maréchal. Voilà exactement, mon cher Lord Kitchener, les constations que j’ai fait. Je n’ai rien vu ou entendu qui ne répondit à vos vues. S’il m’est permis d’ajouter à tout ceci le sentiment qui se dégage pour moi de ce que j’ai appris, je vous dirai que c’est toujours du coté de l’artillerie lourde et des munitions que ce bât blesse. Je m’écarterais de la vérité si je ne vous disais pas : d’une part, l’envoi maximum de troupes est nécessaire pour assurer le plein succès tel que vous me l’avez défini ; d’autre part, l’effort pour l’artillerie lourde et les munitions ne saurait être trop grand… »

 

La lettre approuvée par Joffre et Foch, est envoyée sur le champ à Lord Kitchener. Foch écrira qu’elle correspondait parfaitement à la position de la France (photo ci-jointe). Elle nous montre la vive habilité diplomatique du premier ministre belge placée sous de subtils grains d’encens.

Charles de Broqueville en visite des dépôts de munitions du 7e de Ligne (de gauche à droite : le général Rucquoy, M. de Broqueville, le général Coppejans

Charles de Broqueville en visite des dépôts de munitions du 7e de Ligne (de gauche à droite : le général Rucquoy, M. de Broqueville, le général Coppejans

Lorsque le ministre de la Guerre britannique lui annonce son intention de ne plus envoyer des troupes en renfort ni de maintenir ses soldats à terre, M. de Broqueville lui a expliqué les conséquences de telle sorte que Kitchener va décider à faire tout le contraire de ce qu’il avait résolu. De nouvelles troupes anglaises vont traverser le détroit pour venir en renfort. Plus encore, le 15 mars, A la chambre des Lords, M. Kitchener sortant de son mutisme habituel déclarait pour la première fois que le problème des munitions était extrêmement grave. Après les attaques de Neuve-Chapelle (voir album) qui portèrent l’armée de French aux portes de Lille, ce dernier avait envoyé un télégramme (13 mars 1915) « La fatigue et surtout le manque de munitions obligent à cesser le mouvement en avant' » Ces nouvelles ont permis de désamorcer aussi un mouvement de grèves générales dans des usines d’armement en Angleterre.

 

La campagne de presse, dévoilant le manque de munitions signalé par M. de Broqueville, le maréchal French et le général Joffre, contribua à la naissance d’une crise politique en Angleterre (mai 1915), à la formation du premier gouvernement de coalition et la création d’un ministère des Munitions. Désormais l’Angleterre allait jeter toutes ses forces industrielles dans la bataille. (Ci-contre, Charles de Broqueville en visite des dépôts de munitions du 7e de Ligne (de gauche à droite : le général Rucquoy, M. de Broqueville, le général Coppejans)