Dans les dernières pages du premier tome, Haag nous livre ses sentiments sur l’évolution des rapports entre Broqueville et le Roi et la raison profonde de leurs querelles presque incessantes. Face à l’absence des parlementaires restés au pays et donc d’élections, les tendances politiques de chaque groupe des ministres présent à Sainte-Adresse, font de ce lieu un « panier de crabes », mais aussi la volonté de la France d’interférer dans les affaires intérieures de la Belgique notamment sur la question du commandement allié) entrainent une augmentation des pouvoirs du Roi et ceux de son chef de cabinet.
Le prestige du Roi a fortement augmenté durant la guerre. Tous les Belges ont une admiration sans borne pour ce qui deviendra plus tard le Roi-chevalier, ce qui finira par créer un mythe. Il est vrai que du roi timide, il est passé vers un état plus épanoui, plus détendu. Il n’hésite pas à avoir de l’influence sur son gouvernement allant jusqu’à imposer à son chef de cabinet, Beyens le nouveau ministre des Affaires étrangères. Il convoque des conseils des ministres à Houtem (G.Q.G. belge) pour les admonester ou leur imposer ses vues. Tous cela va de pair avec sa prise du commandement de l’armée et sa résistance à se faire englober dans un commandement unique sous l’égide des Français.
Chose étonnante, Albert et Broqueville se plaignaient tous les deux que leur pouvoir respectif était bridé et insuffisant !
Je cite Haag : « Les choses se passaient ordinairement de la manière suivante : lorsque se posait un problème, l’un et l’autre, au début, l’examinaient selon leur conceptions propres, lesquels différaient souvent. Signaler cette opposition, puis s’arrêter là, comme si tout était dit, serait fausser la réalité. Car à ce moment, en vérité, tout commence : ce que l’on prend pour un point d’arrivée, est en fait un point de départ d’un échange de vues. Broqueville admettait que le Roi eût légitimement son mot à dire ; il était toujours prêt à l’écouter attentivement, à réfléchir à ses objections, à tenter de rapprocher les opinions. Cet effort d’ajustement prenait des formes diverses : entretien tête à tête, lettres, intervention d’Ingenbleek ou de tout autre intermédiaire. Lorsque l’accord tardait, le tension montait : d’où chez Broqueville, de nombreuses offres de démission. Trop souvent répétée pour être prises au tragique, elles jouaient le rôle d’un signal d’alarme. Le chef de cabinet connaissait les limites à ne pas franchir : forcer le Roi dans ses derniers retranchement, vouloir à tout prix le dernier mot, était possible peut-être, mais dangereux : car c’eût été se livrer pieds et poings au clan Helleputte dont il aurait été le jouet. Le Roi, de son coté, évoquait discrètement, de temps à autre, l’opinion des Belges du pays occupé et l’existence du Comité national. La menace d’un remaniement du cabinet jouait chez lui un rôle analogue à celle de l’offre de démission chez Broqueville. Mais une telle opération comportait elle aussi des dangers et le Souverain se gardait d’insister. Après des jours, des semaines parfois de va-et-vient, de discussions et de concessions réciproques, on aboutissait alors à une troisième étape, celle d’un compromis, voire d’une synthèse, que Broqueville avalisait et défendait devant ses collègues. L’avantage mutuel du Roi et du chef de cabinet, tout autant que l’intérêt général, les poussaient l’un et l’autre vers cet accord puisque celui-ci réalisé, il était beaucoup plus difficile aux autres ministres de s’opposer à leur façon de voir commune. Lorsque le premier, après s’être entendu avec le second, réunissait le cabinet, la partie était déjà, pour lui et pour le Souverain, plus qu’à moitié gagnée. » (Haag 461)
L’implantation du lieu de travail et de résidence de Broqueville était un choix stratégique. Il se situait d’abord à Saint-Pierrebroeck chez le baron Cochin, ensuite au château de Steenbourg pas loin de la base de Graveline et de Calais, pas loin non plus du G.Q.G. à Houtem et de la maison royale de La Panne. Il était plus éloigné de Sainte-Adresse que du Roi. Il est clair que les autres ministres supportaient mal cette division en deux niveaux de décisions : le colloque singulier suivi du conseil des ministres. Ce système s’était mis en place de lui même vu l’éloignement des uns et des autres, mais Broqueville et Albert l’ont renforcé. Les autres ministres trouvaient cela anormal. Certains accusaient Broqueville de dictature. Ce qui était exagéré puisqu’il y avait quand même la présence du Roi dans les décisions, d’où le nom de dyarchie par opposition à monarchie.
Géry de Broqueville