Jules Renkin, ministre d’État, est celui qui a le mieux défini la raison d’être du gouvernement belge au Havre, dans un article du Times de 1920 : « Le devoir primordial était de maintenir la souveraineté belge et ses organes légaux, de faire que la Belgique envahie conserve un gouvernement légitime, capable de représenter devant le monde les intérêts généraux du pays et de veiller à leur défense… ».

Le gouvernement belge, à son arrivée au Havre, était composé de 10 membres. Il comprenait le Président du conseil et ministre de la Guerre, M. de Broqueville ; ministre de la Justice : M. Carton de Wiart ; ministre des Affaires étrangères : J. Davignon ; ministre de l’Intérieur : P. Berryer, ministre des Sciences et des arts : P. Poullet ; ministre des Finances : A. van de Vivère, ministre des Travaux publics et de l’Agriculture : G. Helleputte ; ministre du Commerce et du Travail : A. Hubert ; ministre des Chemins de fer, de la Marine, des Postes et Télégraphe : P. Segers ; ministre des Colonies : Jules Renkin. En 1916, à la demande du roi, M. de Broqueville fit rentrer de façon effective trois membres de l’opposition, MM. Paul Hymans, Goblet d’Alveilla et Vandervelde que le roi avait nommé, le 4 août 1914 comme ministres d’État.

L’idée était de montrer aux Belges à quel point la Belgique se devait d’être unie. Cela dégagea quelques discussions au sein du gouvernement de 10 membres, mais M. de Broqueville précisa tout de même que « le gouvernement tel qu’il se complète, est appelé à disparaître dès que les mesures de guerre et les clauses de paix auront été ratifiées par le parlement. » M. de Broqueville rendait compte au roi dans son rapport que le programme gouvernemental restait inchangé. « Il se synthétise entre ces deux pensées, les seules qui soient aujourd’hui dignes d’absorber intégralement un gouvernement de patriotes : pourvoir toutes les nécessités qui découlent de l’état de guerre et mener la Belgique dans les conditions les meilleures à la paix la plus favorable. ». « Quand sonnera l’heure certaine de la victoire finale, la nation répondant à l’appel de Votre Majesté se retrouvera maîtresse de régler ses destinées conformément à la voix de sa conscience. »

Le 18 janvier 1916, M. Davignon, ministre des Affaires étrangères, malade depuis de longs mois, donnait sa démission et le Baron Beyens, ancien ministre du roi à Berlin pris sa place après que le roi eut nommé M. Davignon ministre d’État pour lui permettre de siéger encore au gouvernement. Ce dernier mourut à Nice le 16 mai suivant.

Le 14 février 1916, les ministres de France, de Grande-Bretagne et de Russie, accompagnés des représentants de l’Italie et du Japon, sont venus à Sainte-Adresse pour déclarer officiellement au gouvernement belge que, le moment venu, il serait appelé à participer aux négociations de paix et que les puissances alliées ne mettaient pas fin aux hostilités sans que la Belgique soit rétablie dans son indépendance politique et économique, et largement indemnisé des dommages qu’elle a subis. Le baron Beyens a répondu ainsi : « Nous sommes tous résolus à lutter énergiquement jusqu’au triomphe du droit pour lequel nous nous sommes sacrifiés sans hésitation… » Cette déclaration de Sainte-Adresse mettait fin à la tutelle sous laquelle se trouvait la Belgique depuis 1830. C’était donc un événement d’une très grande importance. Le sacrifice et le canon, la vaillance et l’héroïsme lui donnaient enfin le rang auquel elle avait droit, celui d’une nation libre et indépendante.

Dans un remarquable rapport au roi, M. de Broqueville dit ceci : « …La guerre sera poursuivie sans qu’il puisse être question d’une entente séparée avec l’Allemagne. Le gouvernement s’efforcera de restaurer la Belgique et sa colonie dans la pleine indépendance politique, économique et financière. Il ne négligera rien de ce qui, par le statut international, peut assurer au pays dans l’avenir la plénitude de ses droits souverains… »

Deux ministres d’État moururent à Sainte-Adresse et n’ont pu ainsi revoir la patrie : en septembre 1915, M. Huysmans, député de Bruxelles et le 29 juin 1917, M. Schollaert, député de Louvain, membre du parti catholique et prédécesseur de Charles de Broqueville.

Des missions diplomatiques

Le gouvernement de Sainte-Adresse envoya beaucoup de missions diplomatiques à l’étranger comme au Brésil, en Argentine, en Espagne, en Suisse, en Italie et en Hollande. M. Carton de Wiart, ministre de la justice partit en Suisse pour régler le grave problème de l’internement des officiers et soldats belges libérés de captivité. En septembre 1917, une mission belge rentra des États-Unis. Elle fit près de 18.000 Km pour sensibiliser les Américains à la juste cause de la Belgique. Deux parlementaires originaires de Flandre sont partis au Transvaal pour donner une suite de conférences aux Boers qui étaient en train de se révolter, pensant que les Pays-Bas étaient menacés dans leur indépendance. M. Émile Vandervelde partit pendant 4 mois en Russie juste après le début de la révolution pour « saluer la Révolution », mais il était du même avis que le gouvernement belge a qui il avait déclaré que sa présence en Russie pouvait avoir une influence favorable au maintien de l’entente entre la Russie révolutionnaire et les alliés. M. de Broqueville n’avait-il pas dit à Ostende dès octobre 1914 : « Pour moi, le point noir, c’est la Russie ». Après avoir accompli son voyage par les états scandinaves, il arriva à Petrograd en compagnie de Trotsky, quasiment en même temps que Lénine qui avait dû traverser l’Allemagne. M. Emile Vandervelde retrouvait en Russie Albert Thomas et Henderson envoyés aussi pour « galvaniser » les Russes. Ils eurent tous de longues conversations avec Kérensky et son gouvernement tandis que Lénine et ses partisans couvraient d’injures les « missionnaires » alliés qui échouèrent dans leur mission !

Un soutien des populations restées au pays

Le gouvernement a accueilli beaucoup de délégués représentant les belges restés en Belgique occupée pour essayer de remonter le moral des Belges mais aussi à veiller à ce que la population soit ravitaillée, ce que l’occupant allemand n’avait pas prévu de réaliser. Ainsi beaucoup de personnalités belges se sont rendues à Sainte-Adresse.

Nulle convention issue des congrès internationaux d’avant-guerre n’avait prévu qu’un pays pourraient rester souverain et indépendant alors que la majeure partie de son territoire se trouvaient aux mains d’un ennemi. Le gouvernement belge ne pouvaient abandonner sans direction les populations restées en pays occupés, leurs intérêts et leur vie même étaient en jeu. L’on vit cette chose curieuse : le gouvernement belge réussissait à gouverner officieusement le pays en donnant, à maintes reprises, des directives et des conseils aux hautes personnalités restées en Belgique, et qui, dans une collaboration forcée avec les autorités allemandes d’occupation s’efforçaient de suppléer les administrations gouvernementales. Le salut de la Belgique dépendait de la sauvegarde de la population des territoires envahis.

Durant la guerre, certaines de ces personnalités reçurent la permission des autorités allemandes de se rendre au Havre, soit par la Hollande, soit par la Suisse pour régler des questions d’ordre public. Ainsi en septembre 1914, le Cardinal Mercier était parti à Rome pour élire le pape Benoît XV. A son retour, le cardinal s’arrêta au Havre, refusant de rentrer par l’Allemagne. M. Francqui, directeur de la Société générale de Belgique put se rendre à Londres pour rencontrer M. Hoover (futur président des Etats-Unis) et préparer avec lui la lutte contre la faim et la disette. Chaque fois que cela a été nécessaire, M. Franqui passait par le Havre avec un passeport allemand. Il n’était pas le seul. A Sainte-Adresse, l’on a vu MM. Hankar, directeur général de la Caisse d’épargne ; Maurice Despret, président de la Banque de Bruxelles ; Camille Huysmans, Paul Pastur, député ; Emmanuel Janssens, vice-président du Comité national de ravitaillement. L’on vit aussi apparaître en « mission » les grands capitaines d’industrie comme MM. Paul van Haegaerden, Ernest Solvay, Digneffe, ; des conseillers provinciaux comme MM. Heugen et Jottrand ; des banquiers comme le baron Lambert ou le baron Goffinet…

Lorsque l’œuvre de ravitaillement commença à fonctionner, le gouvernement du Grand-duché de Luxembourg pria le baron Evence Coppée d’intervenir auprès du gouvernement belge pour demander que la population luxembourgeoise soit également ravitaillée par la même organisation belge, qui secourait déjà le nord de la France.

Le Baron Coppée, en accord avec le ministre d’Espagne et des Pays-Bas, se rendit au Havre et à Saint-Pierrebroucq. Le gouvernement se montra aussitôt favorable à la demande luxembourgeoise et M. de Broqueville essaya à Londres d’obtenir l’accord de l’Angleterre. Malheureusement, les efforts du premier ministre ne purent aboutir. Le gouvernement anglais se montra formellement opposé à l’extension du ravitaillement aux populations civiles du Luxembourg. « C’est à l’envahisseur, disait-on à Londres, qu’il appartient de nourrir les pays envahis. »

Une des personnalités que l’on vit venir le plus souvent à Sainte-Adresse était Michel Levie, ancien ministre des Finances. Il était le représentant du gouvernement belge en pays occupé. Les barons Coppée sont aussi venus fréquemment examiner la question du travail dans les mines. Les conférences eurent lieu à Saint-Pierrebroucq et au Havre. M. de Broqueville et les ministres ensuite reconnurent qu’il était préférable de continuer à exploiter les mines en territoires occupés plutôt que de s’obstiner dans une carence sans utilité pour l’intérêt national. L’on évita ainsi d’éviter d’augmenter le nombre de chômeurs déjà en charge des comités de secours belges. De même le charbon était indispensable à la population belge, charbon que les Allemands dédaignaient puisque leurs charbonnages étaient proches de la frontière. Ces dispositions prises permirent d’éviter à la Belgique d’inutiles privations et apportèrent une grande amélioration à sa situation économique et morale. Le baron Coppée devra d’ailleurs subir un procès dont il sortira acquitté, accusé d’avoir servi ses intérêts et ceux des Allemands dans cette affaire de mines, ces dernières fonctionnèrent au ralenti puisqu’en 1913, la Belgique produisait 22 millions de tonnes et en 1918, elle n’en produisait plus que 13 millions. Nous verrons cela dans un autre chapitre.

Géry de Broqueville