Anvers, puissante métropole maritime sur l’Escaut et la mer du Nord, entourée d’un solide réseau de fortifications, était considérée comme le réduit national en cas de malheur. Depuis longtemps, il était prévu d’y transférer le siège du gouvernement belge. L’administration communale avait la liste des bâtiments qui pouvaient être utilisés dans ce but. On a vu que dès le 7 août, le premier ministre inspectait les ouvrages de défense de la ville, dans le même temps, les ministre Berryer et Helleputte inspectaient les locaux destinés au gouvernement.

Le ministère de la Guerre serait installé dans la salle de fête, place de Meir, les autres ministères trouveraient refuge dans l’athénée royal. La chambre des représentants tiendrait séance au théâtre lyrique, avenue des Arts et le Sénat au Théâtre flamand. Le 18 août, sous la pression des événements des travaux ont été entrepris. les ministres se trouvent sur scène, les députés sur les fauteuils du public, les greffiers, dans les loges tandis que les journalistes trouvaient leur place dans les balcons. Un pont est jeté entre la salle et la scène pour le passage des orateurs. Le 17 au soir, les premiers ministres descendent au Grand Hôtel, rue Gérard, loué tout entier par le gouvernement. Les officiers sont logés à l’hôtel Weber, le Trésor prend ses quartiers à la Banque Nationale. Les Boys-scouts assurent le service d’estafettes.

L’arrivée de la Reine et de ses enfants, le 7 août à 7 heures du soir créa une grande émotion parmi la population. au Palais du Meir choisi par les souverains pour résidence. La foule était inquiète de voir ainsi la Reine. La situation s’était-elle tellement aggravée ? Il a fallu qu’un officier de l’entourage de M. de Broqueville rassure la population. Dès le 25 août à 10h du matin, un biplan « Albatros » piloté par le lieutenant prussien von Groneau accompagné d’un lieutenant observateur fut abattu à Assche avant d’arriver à Anvers. Dans la nuit suivante, pour la première fois un zeppelin survola la ville sans être inquiété et jeta huit bombes autour du Palais royal et du Grand Hôtel. Il y eut 7 morts. Ces premiers bombardements ne causèrent aucun effroi parmi la population, mais il fut convenu que la famille royale ne pouvait pas être exposée ainsi aux bombes. Le Roi résolut d’envoyer les enfants royaux en Angleterre, chez lord Curzon. La Reine accompagna, le 31 août, avec la malle « Jean-Breydel » ses enfants, avant de retourner à Anvers près de la population belge. Le Roi était aux commandes de l’armée, la Reine était infirmière au service des blessés. C’est quelques jours plus tard que partit la mission belge en Amérique.

La reine Elisabeth fait appel à l’ancien premier ministre M. Schollaert pour créer un oeuvre de secours aux prisonniers et aux réfugiés. Elle lui remet une première somme de 200.000 francs. Les réfugiés encombrent tous les locaux disponibles. M.M. Schollaert et Berryer vont s’occuper à sortir ces bouches inutiles en cas de siège pour les expédier vers l’Angleterre. Les réfugiés s’embarquèrent par famille entière dans les navires qui faisaient la liaison Anvers-Tilbury. Des dizaines de milliers de personnes quittèrent ainsi Anvers. Le 28 septembre la direction du Great Eastern railway, propriétaire de ces navires ne pouvaient plus assurer que trois départs par semaine. Lorsque le service par bateau fut supprimé, ce sera par chemin de fer que l’on organisa des trains pour Furnes par Gand, Bruges, Courtrai, et Ostende. Enfin, pour accélérer le départ des réfugiés, le gouverneur annonça que tout anversois qui n’étaient pas inscrit à la commune au 1er août et qui se trouverait dans la ville, serait déféré devant un conseil de guerre.

Entre-temps, du matériel arrivait de France : Du 29 août au 5 octobre, 10 bâtiments quittent Le Havre chargés de matériel de guerre en provenance des usines Schneider, Saint-Chamond, Hotschkiss. Les poudrières de Sevran-Livry expédient 1000 tonnes d’explosif et de munitions à Anvers via Ostende. Au Havre, le gouvernement belge a envoyé M. Champrenault, courrier diplomatique et le capitaine d’artillerie Ledru pour surveiller les chargements. Enfin le 3 octobre, les usines Schneider envoient un train blindé avec 266 tonnes de matériel. Voilà donc des renforts bien tardifs. Dès le début, c’est la population, encadrée par le Génie qui fortifia la ville d’Anvers. Tout le monde coopère à la défense. Les alliées semblent croire qu’Anvers est capable de résister de longs mois à une armée assiégeante. Chose étrange, les communications téléphoniques entre Anvers et Bruxelles ne seront interrompues que le 31 août. Le gouvernement belge en profite pour être en contact avec les fonctionnaires restés à Bruxelles, mais les Allemands vont profiter de cela pour s’informer sur l’état de la place forte.

Les sorties des 25-26 août et 9-13 septembre

En recevant un représentant du gouvernement français, le Roi Albert aura le même jour cette phrase superbe : « Il ne s’agit pas pour nous de nous enfermer dans un camp retranché, mais d’y reprendre haleine en vue d’une nouvelle offensive ». Ainsi, après avoir donné 48 heures à ses régiments pour se recomposer et se reposer, dès le 23 août, il envisage de reprendre l’offensive. Le 25 à 6 heures du matin le Grand quartier général est avancé à Malines, et le Roi se porte en avant avec ses troupes en direction de Vilvorde. La lutte va durer deux jours obligeant les Allemands à envoyer en renfort un corps de réserve et une brigade à l’heure même où la Ve armée française et anglaise livraient bataille entre Sambre et Meuse et que commençait la retraite de Charleroi. Le 26 au soir, l’armée belge rentra sous la protection du fort d’Anvers. Elle perdit ce jour-là près de 4000 hommes. Les Allemands n’osèrent pas poursuivre les Belges.

Bientôt le gouvernement d’Anvers apprit que 12.000 Belges qui avaient combattu à Namur arrivaient à Ostende via Le Havre. Un détachement de 3000 Anglais avait aussi débarqué à Ostende, le 27 août.

Après cette première sortie, l’entourage du Roi se montra très hésitant. En effet, l’Etat-major du camp retranché d’Anvers était en pleine discussion car ils imaginaient les soldats résister à l’ennemi et refaire une armée valable pour le moment où la paix, qui ne saurait tarder, reviendrait. Finalement, le ministre de la Guerre, Charles de Broqueville, intervint avec son énergie habituelle, mit fin aux discussions byzantines et provoqua un remaniement de l’État-major. Les fonctions de gouverneur de la position fortifiée d’Anvers furent supprimées. Un certain nombre de généraux étaient appelés à d’autres fonctions et le colonel Wielemans, chef de cabinet militaire du ministre de la Guerre, devint chef d’État-major général de l’armée, et dans ce poste, allait rendre les plus éminents services à la patrie.

Le 6 septembre, le gouvernement décidait la création du Conseil supérieur de la Défense nationale. Les séances devaient avoir lieu sous la présidence du Roi et en présence du ministre de la Guerre. Son existence fut éphémère et se réunit trois fois. Ce n’est pas l’heure des discussions. C’est surtout en temps de guerre que le pays a besoin d’être placé sous l’autorité d’un seul chef responsable. Le 7 septembre, le gouvernement reçoit la copie de l’ordre du général Joffre avant la bataille de la Marne et apprend en même temps que l’armée allemande bat en retraite vers le Nord-Est. Le Roi décide de participer à l’attaque générale. Dans la journée, il avance son quartier général à Lierre et une fois encore l’armée belge se poste en avant. L’Escaut est franchie le 9 au matin et Bruxelles entend déjà les canons dans l’attente d’une délivrance prochaine. Après un arrêt le 10 août, la marche en avant est reprise le 11. Visiblement les Allemands sont désorganisés, mais appellent de renforts. Hélas, le 13 au matin, les troupes belges doivent se retrancher sous les forts de la place forte. La Belgique a perdu lors de cette bataille 8000 hommes. Le 24 septembre, le général Joffre signale qu’il semblerait que le gros des troupes allemandes est en train de faire pression contre la France et demande à l’armée belge d’attaquer encore les voies de communication pour désorganiser les Allemands. L’armée belge s’organise pour une poussée jusque Termonde. Mais à la fin de la journée, un contre-ordre fut donné. Les espions de l’armée belge s’étaient rendu compte que les Allemands n’avaient en rien dégarni leurs forces autour d’Anvers et que, bien au contraire, ces derniers avaient renforcé leur positions avec de gros canons et de lourds obusiers de siège. Anvers était entourée par une douzaine de divisions dont une de marine.

Pendant toute la seconde moitié de septembre les Allemands préparèrent méthodiquement leur attaque du camp retranché. Sur des emplacements hors de portée des forts, ils avaient placé des obusiers qui avaient fait leurs preuves devant Liège, Namur et Maubeuge. Le 28 septembre, le bombardement commence. Avec une méthode implacable, les forts du secteur de Waelhem-Wavre-Sainte-Catherine sont pris l’un après l’autre sous le feu de l’ennemi. Il ne s’agissait pas d’un siège en règle mais bien la destruction d’un fort qui allait permettre le passage des troupes. Durant 24h, sans arrêt, les obus sont tombés sur le fort de Waelhem commandé par le Major de Witte. Malgré les coupoles dévastées, les soutes à munitions explosées, les hommes résistent à toutes les attaques. Le 2 octobre, le fort tient toujours. Des 500 hommes que comptait le fort, il n’en reste plus que 150 qui subissent les 18 obus à la minute. Prolonger la lutte deviendrait folle. Le Major de Witte donna l’ordre de faire sauter le saillant encore debout.

 
Le fort de Duffel

Le fort de Duffel

Deux compagnies allemandes rangées à l’entrée du fort ont rendu un hommage aux défenseurs exténués. Le major de Witte put garder son épée. Le lendemain, le maréchal von der Goltz rendait hommage à sa bravoure et à l’héroïsme de ses hommes. Le 30 septembre, le fort de Lierre tombe. Deux redoutes tombent le 2 octobre dont celle de Dorpveld où il ne restait plus que 12 hommes valides. La précision et la puissance des tirs allemands étaient tels que le fort de Kessel fut détruit, le 3 octobre, en 2h30 !

La trouée était virtuellement faite. Les heures de l’armée belge étaient comptées. Ce n’est que le 29 septembre que Lord Kitchener s’inquiète du sort d’Anvers. Il envoie le colonel Dallas au quartier général belge où il rencontre le ministre de la Guerre. M. de Broqueville est particulièrement net : « La situation est très grave, Anvers est incapable de résister par ses propres moyens… ».

Le général Deguise prévient la population de la situation par voie d’affiche.

 
Avis à la population d'Anvers

Avis à la population d’Anvers

Le 2 octobre, le Roi convoque le Conseil supérieur de la Défense nationale à 11 heures du matin. Après un exposé de la situation, il fut reconnu que le gouvernement devait quitter la ville dès le lendemain, en même temps que le corps diplomatique. Le Roi décida de prévenir la population des dangers des bombardements.

En dépit des plus vives insistances, le souverain décida de rester avec son armée et de partager son sort. Vainement le ministre de la Guerre insista : « Le Roi ne peut courir le risque d’être fait prisonnier. Le Roi c’est le pays, c’est la personnification de la Belgique… » Le souverain fut inébranlable et décida qu’au besoin, il s’installerait à la caserne de Berchem. Le ministre s’inclina, mais prit ses précautions pour que le Roi puisse, le cas échéant, partir en avion.

Sir Ed. Grey, le ministre d’Angleterre en poste à Anvers annonce que son gouvernement envoyait M. Winston Churchill, premier Lord de l’Amirauté pour se rendre compte de ce qu’il fallait faire et exprimait l’espoir que celui-ci puisse être reçu par le roi « avant qu’une décision définitive soit prise ». De fait, le gouvernement belge décide de différer la décision avant la rencontre avec Lord Churchill. Il arrive à Anvers le 3 octobre dans l’après-midi et rencontre tout de suite M. de Broqueville qu’il juge être « un homme d’une vigueur exceptionnelle et d’une grande clarté d’esprit et de parole… ». (1) Le ministre de Broqueville reçoit Winston Churchill en présence du général Deguise, commandant du camp retranché, et lui expose la gravité désespérée de la situation. Le 3 octobre, le ministre de France, M. Klobukowski, envoie un télégrame à Bordeaux en signalant que le roi se retrouve à la tête de son armée et que la place d’Anvers pourrait encore tenir 8 jours.

Le général Joffre était tout à fait du même avis qu’il fallait sortir au plus vite l’armée belge du réduit national pour la sauver. « Il me paraissait indispensable, disait-il, que l’armée belge de campagne sortît de la place, que des mesures immédiates fussent prises pour l’évacuation du matériel transportable et la mise hors service du reste ».

Par contre, le général belge Gallet, « conseiller militaire du roi », s’oppose les 1er et 2 octobre à la retraite vers l’Ouest, et il reconnaîtra plus tard qu’il a déconseillé de toutes ses forces la retraite de l’armée à cette date parce qu’il considérait que rien ne menaçait les communications avec la région côtière. En France, des généraux furent limogés pour moins d’imprévoyance. Il est vrai que la stratégie du général Gallet était appuyée par Lord Churchill, premier Lord de l’amirauté anglaise, que M. Poincaré qualifia qualifiera « d’impétieux ». La journée du 6 octobre est désastreuse. L’offensive allemande est de plus en plus violente. Sur les instructions de M. Winston Churchill les renforts anglais restent en arrière de la ligne de feu sur une position intermédiaire. Les Allemands enfoncent la ligne de la Nethe, le bombardement direct de la ville va commencer. A 6h du soir le Conseil supérieur de la Défense approuvait la décision de faire passer l’armée de campagne sur la rive gauche de l’Escaut pendant la nuit suivante, pour éviter un fatal encerclement. M. Churchill quitta Anvers dans la soirée ; sa voiture était précédée sur la route par une auto blindée. Il embarqua à Ostende sur le destroyer « Attentive » qui le conduisit en Angleterre.

Le général Joffre était tout à fait du même avis qu’il fallait sortir au plus vite l’armée belge du réduit national pour la sauver. « Il me paraissait indispensable, disait-il, que l’armée belge de campagne sortît de la place, que des mesures immédiates fussent prises pour l’évacuation du matériel transportable et la mise hors service du reste ».

Le maréchal Joffre jugera de façon définitive son intervention en écrivant dans ses mémoires : « M. Churchill a dit qu’il a, par son action personnelle, retardé de 5 jours la chute d’Anvers. Peut-être a-t-il aussi retardé le départ de l’armée belge dont la retraite vers l’Yser fut rendue par là plus difficile ».

De lourdes controverses se sont élevées dans les milieux belges autour de ces journées tragiques. il convient d’ajouter au dossier une lettre de M. Klobukowski, ministre de France en Belgique qu’il donna à M. de Broqueville. Cette lettre stipule que la France voyait d’un bon œil que l’armée belge fasse retraite le plus rapidement possible vers la côte et l’Yser tandis que l’armée française avançait vers Courtrai et Bruges tandis que des troupes anglaises ayant débarqué à Boulogne-sur-Mer arrivaient vers Lille pour protéger le flanc sud de l’armée belge. Lorsque M. Klobukowski se présenta devant M. de Broqueville, il eut la surprise, dès le 2 octobre de lui voir proposer la même chose. Les deux personnages, malgré les heures graves, étaient heureux de voir que le général Joffre avait pensé de même. Cela allait faire un énorme gain de temps pour sauver ce qu’il était encore possible de faire. Comme l’armée de campagnes était encore intacte, toutes les dispositions ont été prises pour accélérer ce mouvement de retrait. On sait que ce mouvement a été arrêté net par le gouvernement britannique avec la présence de W. Churchill sur le terrain. Ces 5 jours perdus ont été très meurtriers avec une résistance inutile et démoralisante (Témoignage d’un journaliste américain). L’ordre fut enfin donné pour l’évacuation d’Anvers.

Sources :

1. Winston Churchill, La grande crise, 1928.