Charles de Broqueville en mai 1934.

Charles de Broqueville en mai 1934.

En Belgique, s’il a fallu 541 jours de négociations pour former un gouvernement de la législature actuelle, chaque moment de crispation était ponctué par des petites phrases parfois assassines venant de tous les horizons. Il y en a une que M. Bart De Wever a glissé sans en avoir l’air, laissant les francophones assez pantois. Ce monsieur que je n’apprécie guère tant il joue dans la gamme du populisme avec son jeu de haine et de divisions qu’il affectionne particulièrement,  je l’appellerai dorénavant Bdw.

La grande arme de Bdw a toujours été de diaboliser la responsabilité historique des francophones, spécialement des Wallons pour tous les maux vécus par la Flandre depuis que le monde existe. D’où l’habitude pour les francophones de courber l’échine. A force d’entendre le même refrain, ce qui a une part de vérité, devient insignifiant. Mais cette phrase-là, les a laissé hébétés car ils n’avaient pas les moyens ou les connaissances suffisantes pour répondre : « N’oubliez pas que les francophones ont refusé le bilinguisme en Belgique. Cela s’est passé durant le gouvernement Broqueville en 1932« . (1)

Cette affirmation m’est restée longtemps en tête en me disant que j’allais, un jour, éclaircir ce sujet puisque mon nom avait été cité par ce personnage.  Etait-ce vrai qu’il pouvait nous parler une fois de plus, sur ce ton haineux ? Certes, les francophones d’alors ont leur part de responsabilité dans l’animosité flamande actuelle. C’est une réalité et le monde francophone doit l’accepter. Mais delà à faire porter la faute sur les francophones d’aujourd’hui, il y a un pas que Bdw n’hésite pas à franchir.

Retour sur le passé

Comme je suis dans des travaux qui concernent les commémorations de la guerre 14-18,  je relis des livres sur ces moments douloureux vécus par la Belgique entière. Mes lectures dépassent aussi le temps de la grande guerre où je retrouve les traces laissées par mon arrière-grand-père dans la politique belge. En effet, il avait été une seconde fois, premier ministre en 1932-1934 et que son gouvernement s’était essentiellement penché sur la question du redressement économique. J’étais donc étonné d’entendre le message de ce nationaliste flamand.

Bien qu’il se dise historien, Je me refuse de croire ce que dit Bdw qui n’hésitent jamais à utiliser la vérité tronquée pour arriver à ses fins : l’indépendance de la Flandre qui est, quand même, l’article premier de son parti. Or, son frère, M. Bruno De Wever est le véritable historien de la famille puisqu’il est professeur à l’Université de Gand dans cette matière. Quand les mensonges sont trop gros, ce dernier ne se prive pas de corriger les pseudo vérités historiques assénées par l’homme politique.

Me voici donc plongé dans la lecture des textes. Je prend Henri Haag (2) qui a écrit la biographie de Charles de Broqueville. Bien sûr, le ministre avait déjà du faire face au problème de révolte des Flamands du « mouvement frontiste », c’est-à-dire des flamands des tranchées, au front. En territoire occupé, les mouvements flamands (les activistes) se multipliaient soutenus par les Allemands qui voyaient en ces Bas-Allemands (parlant une langue germanique) comme des alliés objectifs pour une teutonisation de la Belgique, dans un premier temps et une annexion définitive dans un second temps. (3)

Le 22 décembre 1917, une bombe éclate, une de celles dont on ne s’attend pas alors le feu couvait depuis longtemps. Le Vlaamse raad proclame l’indépendance de la Flandre en Belgique occupée. Très rapidement, les Allemands sont intervenus de peur d’avoir de trop grosses réactions internationales et poussent les flamingants à changer le mot « indépendance » pour « autonomie ». (4)

Le 1er février 1918, le Conseil des ministres se déroule à La Panne sous les auspices du Roi Albert. Ce Conseil est consacré uniquement à la question flamande. Dans l’après-midi, Broqueville qui est toujours premier ministre va faire les propositions suivantes :

  1. Suppression du bilinguisme actuel (en Flandre)
  2. Révision nette et complète de la vie judiciaire.
  3. Enseignement flamand complet de haut en bas.
  4. Organisation d’unités flamandes et wallonnes, mais avec exclusion du régionalisme
  5. Autonomie flamande et wallonne dans les subdivisions de l’administration, c’est-à-dire dans les parties où ne sont pas en cause les intérêts généraux et les intérêts communs des deux parties du pays. Pas de séparation administrative à l’allemande, pas deux sortes de ministères. Une seule administration centrale avec les deux sections nécessaires.
  6. Armée : Formation à titre d’essai et avec volonté de réussir d’unités flamandes et wallonnes dans toutes les divisions de l’armée. Création d’une commission qui serait composée de Flamands et de Wallons en vue d’étudier la question dans son ensemble et d’étudier les solutions appropriées.

« C’est ainsi que, déclare Broqueville, que du mal Allemand on pourra tirer le bien belge ! C’est l’occasion de satisfaire les deux branches d’une même famille ». (5)

La proposition va beaucoup plus loin que ce que proposait le Roi et même les ministres flamands du gouvernement. Broqueville s’attachait à sauver l’Etat belge pensant qu’il fallait proposer plus, pour tuer dans l’oeuf l’activisme des flamingants. Mais sa proposition tombe dans le vide. Ce conseil des ministres (ni les suivants) n’accouchera d’aucune déclaration gouvernementale sur le sujet au vu des nombreuses oppositions des uns et des autres, du Roi en premier lieu. Et l’on entendra plus parler de cette déclaration par la suite puisque le 21 mars 1918 commence la grande offensive allemande qui mettra tant l’armée belge que française dans un état désespéré. Mais le message est quand même passé puisque l’on découvre des circulaires sur l’utilisation systématique des deux langues à l’armée datée de juin 1918. Broqueville démissionne de son poste de premier ministre le 2 mai 1918 pour des raisons différentes de celles évoquées ici.

Venons donc à cette année 1932

La première inexactitude historique de Bdw est que le gouvernement Broqueville de 1932 à 1934 ne s’est absolument pas occupé de cette affaire. C’est le gouvernement Renkin qui précède celui de Broqueville qui a pris les décisions afférentes au bilinguisme, effectivement en 1932.

La première proposition de Broqueville en 1918 était « la suppression du bilinguisme en Flandre ». Il parle de suppression du bilinguisme en Flandre sans parler de celle de la Wallonie ?

En fait, sur la pression des extrémistes wallons qui se considèrent comme belges avant tout le monde, parce que parlant français, le gouvernement veux que la Flandre ait un statut de bilinguisme pour permettre à quiconque d’être éduquer dans la langue de son choix. Le gouvernement qui a souvent été à majorité catholique a toujours préféré donner le choix, en Flandre, entre les deux langues au nom du principe de la liberté du père de famille. De même, l’idée était aussi de laisser une autonomie communale forte qui aurait permis de garder le bilinguisme dans les communes à forte minorité francophone pour recevoir les documents administratifs et être défendu dans sa langue.

L’autonomie communale est une notion importante en Belgique. Ainsi Carton de Wiart écrit ceci : « Si l’émancipation nationale de 1830 a fait l’enveloppe de l’autorité centrale plus solide et mieux reconnue, et la sphère de l’action de l’Etat s’est élargie, la commune n’en demeure pas moins le véritable noyau de tout notre droit public interne« . (6)

C’est aussi au nom de ce principe que la liberté de choix de la langue était proposée pour la Flandre. Elle ne l’était pas pour la Wallonie par crainte d’une perte de son identité wallonne. De plus, il est inimaginable pour les francophones d’avoir une Belgique sans la culture française.

Ce n’était pas du tout, du goût des flamingants qui voulaient une flamandisation complète de la Flandre et à terme son autonomie. Contrairement à leur voisin du nord, les mouvements Wallons on très rapidement abandonné toute idée d’autonomie de leur région.

Le gouvernement Renkin (7) qui était de tendance catholique-libéral élabore les lois linguistiques qui prônent l’unilinguisme en Flandre et en Wallonie, les mouvements wallons préférant abandonner les minorités francophones de Flandre par crainte de voir l’intégrité linguistique de la Wallonie mise en péril.

Dans aucun texte, je n’ai retrouvé ce que Bdw a affirmé, c’est-à-dire que les francophones ont refusé le bilinguisme en Wallonie, proposition qui aurait été faite par les Flamingants. Ces derniers ne l’auraient jamais proposé puisse qu’ils désiraient plus que tout, à l’instar de la flamandisation de l’université de Gand obtenue en 1930, celle de leur région, c’est-à-dire réclamant l’unilinguisme pour tout le monde.

Dans ses mémoires, Henri Carton de Wiart explique bien comment ces lois sur l’unilinguisme ont été votée en 1932. La situation financière de la Belgique était catastrophique. Renkin avait besoin des voix flamingantes pour faire passer toute une série de lois pour accentuer la déflation et résister aux conséquences de la crise de 1929.

Les flamingants pressaient M. Renkin de faire passer dans les chambres  les lois consacrant l’unilinguisme tant en Flandre qu’en Wallonie, dans l’administration, l’enseignement et la justice. A la demande des Flamingants, l’article 22bis a été introduit par Renkin. Wiart dit ceci : « Si étroite que fût mon amitié pour M. Renkin, j’intervins avec énergie pour combattre les exagérations de ces projets. Celui relatif à l’enseignement enlevait, notamment par son article 22bis, à tous les établissements d’enseignements soit officiels, soit libres, dans toute la région flamande du pays, le droit de conférer des diplômes si l’enseignement de toutes les branches (y compris les langues mortes) n’y était pas entièrement donné en flamand. Comment concilier une telle contrainte avec une conception sincère de la liberté d’enseignement, et surtout avec le droit que les catholiques revendiquaient pour les pères de familles d’assurer à leurs enfants l’instruction qu’ils jugent la meilleure ? La Chambre m’avait donné raison en repoussant l’article 22bis par 87 voix contre 73 en première lecture. Mais à la seconde lecture, -le groupe flamingant ayant menacer de renverser le gouvernement s’il n’obtenait pas pleine satisfactions-, le vent tourna et cette malencontreuse dispositions fut votée par 86 voix contre 69. » (8)

Les lois sur le redressement financier de la Belgique n’on pas pu voir le jour sous ce gouvernement. Jules Renkin présentera sa démission au Roi le 22 octobre 1932. Le Roi fera appel à Charles de Broqueville pour annoncer la dissolution des Chambres, provoquer des élections anticipées de quelques mois et lancer le deuxième gouvernement Broqueville qui s’est pleinement consacré au redressement économique du pays, sans toutefois réellement y parvenir.

Il est à remarquer ici que Carton de Wiart est un député bruxellois au même titre que Broqueville qui est député de Turnhout. Ce dernier est parfait bilingue et ses discours dans les chambres se font tantôt en français, tantôt en néerlandais. Mais la langue utilisée dans les discussions gouvernementales est le français. On voit bien que dans sa proposition de 1918, il propose un grand pas en avant dans la reconnaissance de la langue flamande comme langue de la Flandre.

Note de Charles de Broqueville intercalée page 440 d'un recueil.

Note de Charles de Broqueville intercalée page 440 d’un recueil.

Ce que Bdw reproche à Broqueville, et il n’est pas le seul flamingants à le faire, c’est d’être un flamand non flamingant. Effectivement, Broqueville était un flamand modéré de plus chef du gouvernement. Avec sa qualité de Premier ministre, il était d’abord un homme d’État, au service de l’État et donc de tous les belges. C’est ainsi que Charles de Broqueville a écrit une note inédite qui date approximativement des années 33 à 35, voire plus. Le message est clair : « Mes tendances anti-française !! Quelle jolie réponse à la mauvaise foi des flamands qui font « un fransquillon » d’un ministre, qui suivant son cœur et son devoir ne fût jamais que belge » ( 9)

C’est bien la preuve que l’intérêt de la Belgique était plus important que les intérêts particuliers pour Broqueville. Et donc déjà, à cette époque, il y avait les bons et les mauvais flamands. Aux yeux de l’extrême droite flamingante de son propre parti, Broqueville était considéré comme un mauvais flamand (10) (un « fransquillon ») parce qu’homme au service de l’Etat belge !

Voilà ce que nous devions répondre à la mauvaise foi de Bdw.

Géry de Broqueville

(1) Je ne retrouve hélas plus de trace de ce message sur Google. Si un de mes lecteurs pouvaient retrouver ce texte, cela me ferait grand plaisir.
(2) Henri Haag, Le Comte Charles de Broqueville, ministre d’Etat et les luttes pour le pouvoir 1910-1940), Louvain-la-Neuve, 1990.
(3) Pour plus de détails, lire un texte écrit récemment en cliquant ici.
(4) Cette question de la révolte tant en territoire occupé que dans l’armée va faire l’objet d’un prochain article.
(5) Luc Schepens, Albert Ier et le gouvernement Broqueville 1914-1918, Duculot, 1983, page 174.
(6) Henri Carton de Wiart, Ministre de la justice,  Ce que les Belges de la Belgique envahie pensent de la séparation administrative, Le Havre, 1917.
(7) Jules Renkin (1562-1934), premier ministre du  jusqu’au 
(8) Henri Carton de Wiart, Souvenirs politiques, 1918-1951, La renaissance du livre, 1981, page 126.
(9) Ce texte se trouvait intercalé devant la page 440 d’un recueil de documents diplomatiques français publié par le Ministère des Affaires étrangères de la République française, en 1932. L’attaché militaire de France à Bruxelles, le capitaine Génie envoie un rapport à M. Millerand, ministre de la Guerre le 11 novembre 1912 : « (…) Or, mes rapports vous ont fréquemment exposé mon point de vue au sujet des tendances anti-française du gouvernement de M. de Broqueville ». 
(10) Bdw, en février 2011, a décrété que tous les intellectuels flamands qui n’étaient pas nationalistes, étaient des mauvais flamands. Le mois suivant, il a fait de même avec les membres du parti socialiste.


PS : En octobre 2014, Thierry Scollier, lisant ce texte m’a envoyé le lien suivant du journal Le Soir reprenant une Carte blanche de Stephane Rillaert daté du 7 août 2007. Ce texte donne un éclairage très intéressant sur les connaissances pseudo-historiques de la classe politique flamande et sur le passéisme des francophones. Voilà donc des explications bien plus détaillées que les miennes.