Au cours de notre aperçu du siège d’Anvers, nous avons signalé que des troupes de secours avaient été envoyées par l’Angleterre. Voici quelques particularités à ce sujet: « Ce soir-là, 3 octobre, raconte Powell, comme je rentrais à l’hôtel Saint-Antoine, venant du front, qui n’était plus guère qu’à 6 miles de la ville, le directeur m’interpella au moment où je m’introduisais dans l’ascenseur.
« Allez-vous partir avec les autres, monsieur Powell ? me demanda-t-il très bas.
– Partir pour où avec quels autres? répliquai-je vivement. »
Il sembla un peu confus.
« Vous ne savez donc pas?… Les membres du gouvernement et du corps diplomatique partent pour Ostende, par un paquebot spécial, demain matin à sept heures. Cela vient d’être décidé en conseil des ministres. Mais n’en soufflez mot à âme qui vive. Nul n’en doit rien savoir qu’après le départ. »
Je me rappelle qu’en regagnant ma chambre, je flairai une odeur de fumée dans les corridors. Renseignements pris, c’était le ministre d’Angleterre, sir Francis Villiers, et son secrétaire qui brûlaient des papiers dans les chambres occupées par la légation britannique. Le ministre de Russie, qui surveillait la préparation de ses malles dans le hall, m’arrêta pour me faire ses adieux. Vous concevez ma surprise lorsque, le lendemain matin, en allant déjeuner, je rencontrai le comte Goblet d’Alviella, vice-président du Sénat et ministre d’Etat, qui quittait la salle à manger.
« Quoi donc, monsieur le comte ? m’écriai-je, je vous supposais déjà assez loin sur la route d’Ostende.
– C’était bien notre projet, m’expliqua le vénérable homme d’Etat, mais ce matin, à quatre heures, le ministre d’Angleterre nous a fait dire que M. Winston Churchill, ministre de la Marine d’Angleterre, était parti pour Anvers et nous a priés de l’attendre. »
Cet après-midi-là, à une heure, un grand auto de Touring, plein d’officiers de marine anglais, s’engouffra sur la place de Meir, au son rauque de sa sirène, vira par l’étroit Marché-aux-Souliers et stoppa devant l’hôtel. Avant qu’il ne fût complètement immobilisé, la porte du tonneau s’ouvrit violemment, livrant passage à un personnage d’allure juvénile, au visage glabre, aux cheveux couleur de sable, aux épaules un peu voûtées, sous l’uniforme de petite tenue de Trinity House.
Pas de doute possible: c’était le très honorable Winston Churchill. Il rentra dans le vestibule, bondé comme d’habitude. A l’heure du lunch des officiers d’état-major belges, français, anglais, des diplomates, des ministres et des correspondants de journaux, il projeta les bras en avant dans un geste nerveux et typique, comme pour se frayer un chemin à travers la foule.
M. Churchill devait déjeuner avec sir Francis de Villiers et le personnel de la légation britannique, deux correspondants de journaux anglais l’abordèrent et lui demandèrent la permission de l’interviewer.
« Je ne vous parlerai pas, s’écria le ministre de la Marine, en frappant la table du poing. Votre place n’est pas en Belgique en ce moment. Quittez le pays sur le champ! »
Ma table était si proche de celle du ministre d’Angleterre, que j’entendis forcément la requête et la réplique, et ne pus m’empêcher d’adresser la réflexion que voici à un de mes amis: « Si M. Churchill m’avait tenu ce langage, je lui aurais répondu: « Ma place est aussi bien en Belgique en ce moment, monsieur le ministre, que la vôtre, en qualité de correspondant de journal à Cuba, durant la guerre hispano-américaine. »
Une Heure plus tard, je m’entretenais avec M. De Vos, bourgmestre d’Anvers; M. Louis Franck, membre anversois de la Chambre des députés: M. Diederich, consul général, et le général Sherman, vice-consul des Etats-Unis, lorsque M. Churchill nous frôla, se hâtant vers sa chambre. Il semblait toujours terriblement pressé. Le bourgmestre l’arrêta, se présenta à lui et lui expliqua ses inquiétudes quant au sort de la ville. Avant qu’il n’eût achevé, le ministre de la Marine avait déjà gravi plusieurs marches de l’escalier.
« Je crois, monsieur le bourgmestre, répondit-il tout en courant et d’une voix qui résonna jusqu’au fond du vestibule, que tout ira bien désormais. Ne vous tracassez pas! Nous allons sauver Anvers. »
Sur quoi la plupart des civils présents laissèrent échapper un soupir de soulagement. Un vrai marin venait d’empoigner le gouvernail. Ceux d’entre eux qui étaient très renseignés sur la situation se sentirent également rassurés, étant persuadés que M. Churchill n’eût pas exprimé publiquement une telle confiance si des renforts n’étaient pas en route.
M. Churchill consacra cet après-midi-là et les trois jours qui suivirent à l’inspection de la position belge. Il s’exposa à maintes reprises au feu du front, et même, près de Waelhem, n’esquiva que de bien près des éclats de shrapnells.
Pour une inexplicable raison, la censure britannique compta un profond mystère sur la visite un ministre à Anvers. J’avais pu télégraphier au New-York World le récit qui précède, le soir même de son arrivé mon message ne fut pas transmis; non plus d’autres des télégrammes expédiés par moi durant les quatre journées de séjour de M. Churchill. En fait, ce ne fut qu’après la chute d’Anvers que le public anglais, lui-même, apprit que le lord de l’Amirauté était venu en Belgique.
N’eussent été les promesses de renfort faites au roi et au ministère belge par M. Churchill, il est hors de doute que le gouvernement serait parti pour Ostende à la date antérieurement arrêtée et que la population d’Anvers, ainsi avertie de l’extrême gravité de la situation, aurait, eu largement le temps de quitter la ville avec quelque semblant de facilité et de bon ordre, car les trains pour Gand et la frontière hollandaise roulaient encore et les grands routes n’étaient pas alors bloquées par une armée en retraite.