On a parlé, on parle, on parlera. Puis on ne parlera plus. Plus jamais. Plus qu’une infime poussière de faits divers. Plus qu’un relent triste de petites filles affamées. Plus qu’une mémoire grise, une tache de suie, une horreur de l’abîme ou la mémoire se jette toute. Plus qu’une effervescence retombée, une buée…
Et les mères ? A-t-on parlé des mères ? C’est du ressort de l’émotionnel, on  ne peut pas en parler, c’est indécent comme tout ce qui est sentiment vrai,  vécu, de l’insupportable qu’on ne veut pas voir, pas sentir, pas éprouver. On veut du solide, du juridique, on veut des Dutroux, des Nihoul, des noms, des faits nus et bruts, on suppute réseaux ou pas réseaux ? La grande question qui tient en haleine les journalistes du monde entier.  Les notables de ce royaume peut-être, qui sait, une friandise à se mettre sous la dent… mais la douleur des mères, ça ne se vend pas, ça se dissimule, c’est indicible, c’est du domaine du ventre, du resserrement, des sanglots muets, de l’horreur cachée, dérobée, de l’imaginaire horrifié, de l’invention, du délire, de la projection de souffrances enfantines, ces enfants séquestrées, violées, manipulées par de grandes mains, ces petites filles qui appellent leur mère, et les mères savent qu’elles sont appelées, elles voudraient sauter les murs de leur maison, des commissariats, des lenteurs de la police, des incompréhensions, des incrédulités, des haussements d’épaules,  crier « ma petite fille je suis là. » Elles ne peuvent que crier à l’intérieur de leur bouche, de leur ventre, derrière leurs larmes et les pères les consolent. Les pères et les mères supplient d’avoir accès au dossier. Non, secret de l’instruction. Dutroux peut tout voir, tout lire, les victimes non. Cruauté sans pareil dans un monde civilisé. Pas de sentiments. La justice n’est pas affaire de sentiments mais de droit. Le présumé innocent (qui, ici, est coupable, on le sait) a droit à tous les égards. Les mères on s’en moque, assommantes avec leurs questions inlassables : où en êtes-vous dans vos recherches ? Cherchez-vous seulement ? Oui, on cherche et quand on a trouvé, les mères n’ont pas eu le droit de voir le corps sacrifié de leur enfant. Comme si tout à coup cet enfant était devenu étranger, une chose qu’on dérobe, qui n’appartient plus qu’à la justice, de main en main, des légistes jusqu’au tombeau. Les mères qui ont enfanté n’ont plus droit à rien, même pas à porter un dernier regard sur le visage aimé de leur enfant. Les mères souffrent mille morts de la mort de leurs petites filles, par empathie, la chair de leur chair, leur sourire, leurs jeux, leur maladresse, le charme des petites dents de lait. Et elles fondent à l’intérieur. Plus fort que la mort, l’amour maternel suscite, ressuscite, appelle, console, serre entre les bras, couvre de baisers, protège. Amour bafoué par Dutroux, ignoré par Dutroux, enterré sous le désir monstrueux de Dutroux. Amour que la froide Justice, dépourvue d’imagination, néglige, ignore, sans pitié pour les mères.

Bouleversée tu es, comme toutes les femmes du royaume en ce mois de février où, dans l’attente du procès, les médias chaque jour tirent profit de l’horreur. Bouleversée car toi aussi tu as des enfants. Tu sais ce que c’est que de mettre au monde. Dans la douleur. Le corps à corps, l’arrachement de cette petite chose et qui maintenant est partie, partie, partie… Bouleversée, car toi aussi tu as participé à la marche blanche, ce cri de l’éthique fondamentale face à la barbarie.
Comme toutes les femmes du royaume, tu penses aux mères et regardes les enfants  dans les rues et les super marchés gambadant auprès des mères et des pères.  Devant ces enfants si frais, si radieux, si vulnérables et souriants,  si tentants pour les Dutroux de l’ombre, partout on  pense à l’horreur. Car le monstre dans son cachot ne cesse de tirer les ficelles, de changer d’avocats, réclamer les DVD de l’instruction, assigner un ministre en justice, souverain prêtre du mal.  Du fond de sa prison, Dutroux mène la danse, malfaisant et manipulateur. Comme il a manipulé sa femme, cette Martin qui a enfanté, bercé, biberonné ses enfants et laissé mourir de faim deux petites filles. Où était son instinct maternel ? Que ressentait-elle alors qu’elle déposait de la nourriture, qu’elle n’osait ouvrir la porte ? Que craignait-elle ? D’apercevoir les cadavres ? D’entendre des cris ? Plus d’instinct maternel, plus même d’humanité, ratatinée toute sous la peur de Dutroux, un zombie de femme…mais les molosses, oui les molosses, elle les a nourris et peut-être que Julie et Mélissa n’étaient déjà plus dans la cache, enterrées à Sars-la-Buissière, cette femme Martin, cette institutrice,  cette donneuse de leçons, qui a laissé faire tout ça, sans intervenir.  L’envoûtement était-il si total, qu’elle n’était plus qu’une mécanique d’os et de muscles qui allait et venait dans la maison ? Qui n’était plus capable d’éprouver le plus salvateur des sentiments humains, la pitié ?… Si elle avait eu pitié, ne fût-ce qu’un jour, une minute ! Un quart de seconde ! Si elle avait eu le courage, la force de sortir de la maison courir à la police et crier « sauvez deux petites filles et sauvez-moi de Dutroux. » Mais elle n’a pas eu ce courage. Elle n’a pas eu pitié, détruite, anéantie… Personne n’a eu pitié dans cette histoire. L’appât du gain et le désir de chair fraîche envahissent l’entendement, dessèchent le cœur. Où est le cœur de Dutroux ? Dans sa poitrine. Seulement là. Où est la conscience de Dutroux ? Au noir de ses tripes, prisonnière d’une volonté implacable de survie. Plus violent, plus virulent que jamais, le Dutroux incarcéré va s’arranger pour se présenter comme victime. Il prépare sa défense, l’araignée qui a tissé sa toile dans ses caves, ses hangars, ses voitures, vers d’innocentes petites filles, la tisse aujourd’hui, à l’ombre des regards vers les jurés. Les séduire. Distiller dans leur cerveau le venin du mensonge, insinuer, édulcorer, amoindrir, accuser, tourner à son avantage ; qui sait, sourire avec des mots de miel. La Belgique entière, frémit à l’idée de devoir subir, lors du procès, le jeu de séduction du pervers. L’immense toile où vont s’empêtrer les mouches.
Tu appelles ton fils : comment vont tes petites filles ? – Très  bien, elles ont bien travaillé à la maternelle.- Embrasse-les très fort. Embrasse-les pour moi.

Huguette de Broqueville
14 février 2004


Ce texte est paru dans la Revue générale, avril 2004 et dans le Bulletin de famille le même mois.