Suite à la parution du texte d’Huguette de Broqueville dans la revue marginale “Les Fla, les Fla, les Flamands”, elle a reçu une réponse à son article de la part de Guido Fonteyn dans le Standaart du 7 janvier 2003, intitulé “Franskijons schrijven over Vlaanderen”. Nous reproduisons le texte d’Huguette et la reproduisons la réponse ensuite.
C’est le mois d’août, la Belgique est en vacances, mais il faut remplir les pages des journaux. Le Sacré peuple demande à la bécasse de prendre le pouls de la Flandre. Que peut-elle tirer de cette Flandre qui sans cesse la trahit ? A l’étroit entre les frontières de ce pays encore nommé Belgique, elle était plus à l’aise chez Poutine, même si elle a dû payer son audace de quelques mois de prison. Plus à son affaire lorsqu’elle grattait les débris du World Trade Center à la recherche des mots calcinés.
Elle coïncidait alors avec un bout de l’Histoire, tout comme en Palestine bourrée de check
points, de soldats israéliens occupant villes et camps, détruisant, contrôlant, déportant vers Gaza les proches des kamikazes. En réponse à l’offre de paix unilatérale des Palestiniens, Israël bombarde Gaza. Conséquences : pour la forme, Bush reproche à Sharon d’avoir eu « la main lourde » et l’offre de paix unilatérale est passée sous silence à l’ONU. Sur cette terre de Palestine, ce territoire de scandale face à un monde muet, la bécasse a perdu ses dernières illusions : la politique n’a pas d’éthique.
Allez vous promener en Flandre et faites-nous un beau papier lui a-t-on dit au Sacré peuple. Elle se promène donc, dans la campagne en bordure de mer, avec les nuages bas, le vent incessant, le soleil. « Promenade » certes, mais point comme celle qu’effectue le Vlaams blok dans les communes de la périphérie de Bruxelles. Ces six communes dotées de « facilités » pour les francophones, ont été données à la Flandre par un certain Ministre Gilson. Avec chevaux, banderoles, cris gutturaux, depuis trente ans, sporadiquement, les hordes flamandes déferlent et saccagent quelques jardins au passage. Faciès à la Breughel, mascarade à la Ensor, « balayez cette chienlit », aurait dit de Gaulle. Mais nous ne sommes pas en France et la Belgique a rarement produit un homme de cette trempe. Elle est championne du ni ci ni ça, du moyen terme, du consensus. Et les fla, les fla, les flamingants en profitent pour durcir le ton.
Qu’avons-nous donc fait aux Flamands, pense la bécasse, née d’un père Wallon, d’une mère francophone de Flandre et vivant à Bruxelles ? Sommes-nous responsables de cette haine qui suinte des ténors du Vlaams blok ? Des prôneurs d’une Flandre indépendante ?
Il y a cent ans, sur le territoire belge, la langue française soulignait un niveau social élevé. L’élite flamande parlait français, était reçue par les francophones de Liège, Namur, Mons. En Flandre, cette élite parlait le keuken vlaams aux domestiques, aux jardiniers, aux ouvriers. La querelle linguistique, qui empoisonne, érode et défait la Belgique, est aussi et surtout, dans ses fondements, une lutte de classe. Humilié par la morgue des francophones, le Flamand pour sauver sa langue de l’oubli, a trouvé une arme radicale: rejeter les fransquillons.
Mais ce ne sont pas les fransquillons qui ont métamorphosé les Flamands en un peuple parlant français, ce sont les Flamands eux-mêmes qui, parlant français, ont accéléré le génocide de leur langue. Ils ne pouvaient, et ne peuvent toujours pas, se pardonner de ne pas se couler dans une langue universelle comme le français, l’anglais, l’espagnol. La soif d’exister et le goût du pouvoir ont même poussé un de leurs chercheurs à déclarer, sans rire, que Homère était Flamand. En éradiquant la langue française, les extrémistes ont damé le pion à « l’arrogance fransquillonne » selon leur propre terme. Ainsi en est-il encore aujourd’hui. Avec une insolence doucereuse, ils manient le « n’a qu’a ». Le Wallon « n’a qu’à » parler flamand. «N’a qu’à » s’assimiler. Petite toux. Regard froid sous les lunettes minces, normal n’est-ce pas ? Péremptoire et sans discussion : le francophone « n’a qu’à » se plier au diktat flamand. Les séparatistes rêvent d’annexer Bruxelles, constituées pourtant de 85% de francophones. Et les vexations pleuvent sur ceux de la périphérie, majoritaires pourtant mais que les Flamands présentent comme minoritaires suivant leurs intérêts. La « minorité » francophone de Kraainem ( 75% des habitants) est constamment bafouée dans son droit de parler sa langue. Le décret d’un certain Peeters oblige les francophones a recevoir leurs documents en néerlandais quitte à les réclamer chaque fois, par écrit, en français, alors que «les facilités » sont un droit acquis, inscrit dans la constitution.
A une vitesse vertigineuse, le cerveau de la bécasse brosse le tableau des revendications flamandes depuis un siècle et les acquis au détriment des francophones et du droit de ceux-ci de parler français sur le sol flamand. L’histoire du monde, pense-t-elle n’est jamais que l’affrontement de l’orgueil et de l’humiliation qui génère la haine. Et la revanche des humiliés est lancinante, sournoise et terrible. « Un Flamand n’oublie jamais» a dit la mère de la bécasse, flamande d’Anvers. Têtu le Flamand ? Une tiesse dure comme celle des Wallons ? Je ne veux plus penser à ça, pense la bécasse, dont le « ça » la conduit tout droit à Freud. Le ça des Flamands. La glèbe, le sable noir de la Campine, qui jette au regards éblouis les divins dégradés des bruyères roses et mauves. La lumière de Flandre qui a enchanté la palette des peintres. Le pur visage d’une vierge de Van der Weyden. Inimitable Peter Breughel le vieux : la perfection des contours, les tons ocre et terre de Sienne, Le pays de Cocagne, où quatre personnages, tels des décalcomanies sur une terre lumineuse, cuvent leur repas. Une bouche ouverte, un pantalon béant, et humoriste, un oeuf décapité, se mouvant sur deux petites jambes de grenouille, porte en plein corps un couteau (les monstres de Jérôme Bosch ne sont pas loin). Le portrait d’Erasme peint par Quentin Metsys, la bure, la fourrure noire sur fond sépia clair et le regard qui happe l’infini de la pensée. Egalement sur l’infini, mais alors du questionnement et de la tristesse que celui de cette fillette à l’oiseau qu’à peint Juan de Flandes. Sous le pinceau de Rubens, la chair triomphante de la femme, à rendre pâles d’envie les mannequins. Les paysages lumineux de Joachim Patenier (peintre flamand né en Wallonie, à Bouvignes), célèbre pour ses vues plongeantes et ses panoramas minutieux. Tout récemment, Taf Wallet, du groupe Nervia, peintre wallon de la lumière du nord … et n’oublions pas les poètes, comme Verhaeren, les écrivains épiques comme Charles de Coster ou Henri Conscience qui ont chanté la Flandre en français. « Qui peut me retirer la liberté de chanter la Flandre en français ? » a dit, le Flamand, Jacques Brel dans un interview sur le racisme. Un flot de mots français inonde la bouche de la bécasse pour peindre la beauté de l’art et de la culture flamands.
Elle enfonce ses pieds nus dans le sable. L’art est venu de là, ce qui s’étale à ses yeux, la
déferlante des vagues, la vagabonde des nuages, le sable crissant de coquillages, la senteur du varech, les crabes qui s’enfuient aux creux des brise-lames, la pêche aux crevettes et les poux des méduses, et derrière elle, les têtards au bord des canaux, les fermettes blanches aux volets verts, tout ça envolé, volé à moi, la bécasse, nourrie du lait maternel et du sel de Flandre ? !
Je suis flamande pense-t-elle, profondément flamande, mes viscères se nourrissent du limon flamand, mon regard s’est noyé à jamais à la lumière des ciels, même à mes oreilles, le parler flamand a une douceur, un petit chuintement tendre, alors que le francophone de Flandre possède un accent och toch, toch, qui fait rire les Liégeois au parler lent et lourd. « Oh, ça est beau » disait son grand père devant l’ondulation d’un paysage sous le vent. Et la beauté flamande pénétrait le regard de la petite bécasse.
Quelques salauds de politiciens et cette culture, cette truculence verbale et picturale me seront à jamais ôtées ? Elles sont à moi, profondément ancrées, personne pas même le plus Van den Brande des Flamands ne pourra extraire de mes fibres ce qui fait de moi une echte belge : le droit romain, la langue française, la pensée grecque, le religieux judéochrétien, et cette entité que des extrémistes rabiques veulent s’approprier comme un dû : la Flandre. La Flandre est à moi, elle est moi tout comme La Wallonie et Bruxelles. Je n’abandonnerai pas la Flandre aux Flamands ni Bruxelles. Et si un jour des barricades s’élèvent, la bécasse se jure d’être la première à y monter.
Pauvre bécasse sous le vaste ciel de Flandre, que peut-elle donner au Sacré Peuple, si ce n’est l’indignation d’un état de fait, un désespoir devant la nonchalance des Bruxellois et des Wallons qui accusent les coups, n’osent en porter, rampent devant le lion, tremblent à
ses éructations. Pis, ils n’en ont cure, ils mésestiment le danger. Entre ses griffes, le coq wallon picore des grains, insouciant de la langue rouge, qui, par-dessus sa crête, étale ses
gourmandises.
Elle se sent Flamande jusqu’à la plus intime de ses fibres. Mais la Flandre la rejette. Comme un membre amputé souffre de son absence, elle a mal à la Flandre.
Huguette de Broqueville
NB : Le premier août 2002 : Huguette de Broqueville, “Les Fla, les Fla, les Flamands” in Marginales, N° 247, Atrive 48, B-4 2 8 0 A v i n .
Article publié dans le Bulletin de famille n°21 de juin 2003.